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La femme sans cœur (XVIII)

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по [Honoré_de_Balzac ]

2011-05-04  | [Этот текст следует читать на // Русском francais]    |  Submited by Dolcu Emilia




Mes onze cents francs devaient suffire à ma vie pendant trois ans, et je m’accordais ces trois années pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l’attention publique sur moi, me faire une fortune, un nom.
Je me réjouissais en pensant que j’allais vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde ; restant dans le monde des livres et des idées, dans une sphère inaccessible, au milieu de ce Paris tumultueux, sphère de travail et de silence, où je me bâtissais comme les crysalides, une tombe, pour rennaître brillant et glorieux…j’allais risquer de mourir pour vivre…
En réduisant l’existence à ses vrais besoins, au strict nécessaire, je trouvai que trois cents soixante-cinq francs par an devait suffire à mon luxe de pauvreté. En effet cette maigre somme a satisfait à ma vie, tant que j’ai voulu subir ma propre discipline claustrale…
- Cela est impossible ! s’écria Émile.
- J’ai vécu près de trois ans ainsi !... répondit Raphaël avec une sorte de fierté.
- Comptons !... reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m’empêchaient de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un état de lucidité singulière. J’ai observé, comme tu sais, de merveilleux effets produits par la diète sur l’imagination.
- Puis, mon logement me coûtait trois sous par jour ; je brûlais pour trois sous par jour ; je brûlais pour trois sous d’huile par nuit ; je faisais moi-même ma chambre ; je portais des chemises de flanelle pour ne dépenser que deux sous de blanchissage par jour ; je me chauffais avec du charbon de terre, dont le prix divisé par les jours de l’année, n’a jamais donné plus de deux sous pour chacun ; enfin, j’avais des habits, du linge, des chaussures pour trois années ; c’était assez, ne voulant m’habiller que pour aller à certains cours publics et aux bibliothèques.
Toutes ces dépenses réunies font dix-huit sous ; il m’en restait deux pour les choses imprévues. Mais, je ne me souviens pas d’avoir, pendant une longue période de travail, passé le pont des Arts, ni d’avoir acheté d’eau ; j’allais en chercher le matin, à la fontaine de la place Saint-Michel, au coin de la rue des Grès. Oh ! je portais ma pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un bel avenir, marche dans sa vie de misère comme un innocent conduit au supplice, il n’a point honte…
Je n’avais pas voulu prévoir la maladie ; mais comme Aquilina, j’envisageais l’hôpital sans terreur. Je n’ai pas douté un moment de ma bonne santé. Le pauvre ne se couche que pour mourir.
Je me coupai moi-même les cheveux jusqu’à ce qu’un ange d’amour et de bonté… Mais je ne veux pas anticiper sur la situation à laquelle j’arrive…
Apprends seulement, mon cher ami, qu’à défaut de maîtresse, je vécus avec une grande pensée, un rêve, un mensonge auquel nous commençons tous par croire, plus ou moins. Aujourd’hui, je ris de moi, de ce moi peut-être saint et sublime qui n’existe plus…
La société, le monde, nos usages, nos mœurs, vus de près, m’ont révélé le danger de ma croyance innocente et la superfluité de mes fervents travaux. Tout cela est inutile à l’ambitieux.Il faut peu de bagage quand on poursuit la fortune ; et, la faute des hommes supérieurs est de dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes d’elle. Pendant qu’ils thésaurisent leurs forces et la science pour porter, un jour sans effort, le poids d’une puissance future qui les fuit, les intrigants, riches de mots et dépourvus d’idées, vont et viennent, surprennent les sots, se logent dans la confiace des demi-niais. Ainsi, les uns étudient, les autres marchent ; les uns sont modestes, les autres hardis ; l’homme de génie tait son orgueil et l’intrigant met le sien tout en dehors ; celui-ci doit arriver nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent effronté, qu’il y a, chez le vrai savant, de l’enfantillage à espérer des récompenses humaines. Je ne cherche certes pas à paraphraser les lieux communs de la vertu, le cantique des cantiques des gens qui ne parviennent à rien ; mais à déduire logiquement la raison des fréquents succès obtenus par les hommes médiocres.
Mais l’étude est si maternnellement bonne, qu’il y a peut-être un crime à chercher d’autres récompenses que les pures et douces joies dont elle nourrit ses enfants. Je me souviens d’avoir souvent mangé délicieusement et gaiement mon pain, mon lait, assis auprès de ma fenêtre, en respirant l’air du ciel, en laissant planer mes yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges en ardoises, en tuiles, couverts de moussses jaunes vertes.
Si, d’abord, cette vue me parut monotone, bientôt je découvris de singulières beautés. Tantôt, le soir, des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient les noires profondeurs de ce pays original. Tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et accusaient faiblement les rues les ondulations de ces toits pressés, océan de vagues immobiles. Puis, parfois de rares figures se dessinaient au milieu de ce morne désert : c’était, parmi les fleurs de quelque jardin aérien, le profil anguleux et crochu d’une vieille femme arrosant des capucines ; ou, dans le cadre d’une lucarne pourrie, quelque jeune fille faisant sa toilette, se croyait seule, et dont je n’apercevais que la jolie tête et les longs cheveux élevés en l’air par un bras éblouissant. J’admirais les végétations éphémères qui croissaient dans les gouttières, pauvres herbes emportées par un orage ! J’étudiais les mousses, leurs couleurs ravivées par la pluie, et qui, sous le soleil, se changeaient en un velours sec et brun à reflets capricieux… Enfin, les poétiques et changeants effets du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pétillements du soleil, le silence, les magies de la nuit, les mystères de l’aurore, les fumées de chaque cheminée, tous les accidents de cette singulière nature m’étaient devenus familiers et me divertissaient. J’aimais ma prison, peut-être parce qu’elle était volontaire… Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés, comme une plaine, mais qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à mon âme et s’harmonisaient avec mes pensées. – Il est fatiguant de retrouver brusquement le monde quand nous descendons des hauteurs célestes où nous entraînent les méditations scientifiques : aussi, ai-je alors merveilleusement conçu la nudité des monastères…

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