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A minuit, l\'amour
проза [ ]
"La cinquième saison"

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по [Madeleine_Davidsohn ]

2006-10-16  | [Этот текст следует читать на // Русском francais]    |  Submited by Nicole Pottier



Tandis qu’elle s’efforçait d’arranger quelques mèches rebelles échappées de la queue de cheval, la coiffure la plus savante qu’elle connaissait en dehors des cheveux laissés libres sur les épaules, Liliane tressaillit surprise par les accords de La petite musique de nuit résonnant soudainement dans le silence de la pièce. Le téléphone, comprit-elle immédiatement, mais elle mit du temps à trouver la petite boîte noire, cachée au fond du sac à main, parmi de nombreuses autres choses qui remplissent toujours le sac d’une jeune fille. Dans le récepteur, la voix de son amie, Paula, jaillit comme l’orage, sans interruption, avalant les mots, sortant des onomatopées, lui demandant un véritable effort de concentration pour comprendre ce qu’elle disait. En fait, la seule chose importante à retenir, était celle-ci :
- Dans une minute, je suis chez toi. J’espère te trouver prête et habillée !
Lilian poussa un soupir, elle ravala une expression pas tout à fait élégante et, d’un geste brusque, arracha le petit ruban qui retenait ses cheveux. C’était une des fois où elle était très mal disposée. Après trois mois passés à Tel-Aviv, la ville lui semblait toujours étrangère. Elle se sentait plus provinciale que partout ailleurs, plus maladroite qu’elle ne se le figurait. Qu’elle fût à la faculté, avec ses condisciples, ou en cours avec les assistants, et même au foyer des étudiants, où elle ne cessait d’envier les autres, parce qu’ils se sentaient chez eux. Elle avait parfois l’envie d’abandonner.
- Je pars, et voilà tout ! Je ne pourrai jamais m’habituer à la faune de Tel-Aviv, disait-elle à Paula, son amie d’enfance, la seule qui pouvait la comprendre, pensait-elle.
Lilian avait intégré la faculté de médecine avec la note maximale, et Paula considérait qu’elle était géniale.
- Tu as raison, lui répondait-elle, conciliante. Les gens sont snobs, mais pour le reste, c’est formidable. Ce n’est qu’une question de temps. Tu verras que tu t’habitueras. Pour moi non plus, cela n’a pas été facile quand nous avons déménagé. Toi au moins, tu m’as, moi, mais moi, je n’ai eu personne pour m’encourager. Ce qu’il te manque c’est un peu plus de patience et davantage de distractions. A mon avis, tu es fatiguée. Tu étudies trop. Tel-Aviv est une ville que l’on doit d’abord comprendre, plaidait Paula en faveur de la ville. Elle est cosmopolite, bruyante et sale. Elle essaie de rivaliser avec toutes les grandes capitales, mais elle a son propre style. En fait, elle n’a pas de style, mais elle est adorable. J’en suis folle ! Tu verras, cela te plaira à toi aussi. C’est impossible que tu ne l’aimes pas.
Lilian l’admirait pour son naturel joyeux, pour sa facilité à se lier d’amitié, pour sa capacité d’adaptation. Elle aurait voulu être comme elle.
« mais, en réalité, comme nous sommes différentes ! » pensa la jeune fille avec dépit, tandis qu’elle fermait la glissière de ses bottes. Ce sont justement les contraires qui s’attirent.
Les deux jeunes filles se connaissaient depuis l’enfance et leur amitié avait continué même après que les évènements de la vie les eussent séparées. Paula, fillette alors âgée de cinq ans, était depuis peu orpheline lorsque son père était venu habiter dans leur rue, dans le voisinage. Depuis lors, on pouvait dire qu’elles avaient grandi ensemble. Maman Dina prit l’enfant sous sa protection de femme généreuse, d’autant plus que les deux enfants étaient du même âge. Elle ne fit aucune différence entre l’enfant brune aux cheveux noirs frisés comme la toison reluisante d’un agneau, leur nouvelle voisine, et sa fille, blonde comme un tournesol, que le soleil ne pouvait jamais colorer même si elle marchait au bord de la mer, les sandales dans une main et son petit chapeau dans l’autre. Encore que, peut-être, peut-être pourrait-elle bronzer un petit peu.
- Tu vas avoir une insolation, la menaçait maman, mais son présage ne se réalisait jamais. Ses cheveux restaient inchangés, blonds et droits, comme s’ils venaient d’être repassés, ses joues pâles et transparentes comme de la porcelaine, ses yeux gris telles des violettes séchées dans un herbier. Elles mangeaient ensemble, elles allaient à l’école ensemble, et même parfois, dormaient dans le même lit, soit chez Paula, soir chez Lilian , à deux maisons de distance. Seigneur, comme elle aurait aimé être brune elle aussi à l’époque! Et surtout quand elle fit la connaissance de Simon, que le professeur principal avait ainsi présenté : « Votre nouveau collègue de classe, venu de Paris ». Eh oui, elle fut alors la seule qui sut parler avec le garçon vêtu de manière étrange dans un costume en tissu et d’une chemise blanche, alors que tous les enfants de la classe portaient des jeans et de simples t-shirts . Elle seule connaissait bien le français, de chez elle, grâce à mémé. Il la monopolisa sur le champ. Seigneur, et dire qu’elle se rebellait au début, lorsque Otilia, sa grand-mère, qu’elle appelait Mémé, s’obstinait à lui apprendre le français.
- C’est la langue des savants, avait-elle coutume de lui dire sur un ton pédagogique, mais peu importait à Lilian. Elles se disputaient souvent, et même une fois, elle se souvint d’être restée enfermée tout l’après-midi dans sa chambre et de ne pas être allée au cinéma avec ses amis, parce qu’elle avait répondu effrontément à sa grand-mère.
- Probablement qu’en France, on n’allume plus la lumière à force d’avoir tant de gens éclairés, elle avait retenu jusqu’à maintenant sa réponse impertinente.
Mais pour apprendre, elle avait appris la langue française, car personne ne pouvait aller contre Mémé quand celle-ci avait quelque chose en tête. Et donc, en classe, fière de son savoir, elle fut reconnaissante à sa grand-mère.
Avec le temps, elle se rendit compte que Simon n’était pas intéressant et qu’il ne méritait ni qu’elle fît des efforts pour lui, ni qu’elle fût brune. A ce souvenir, Lilian se mit à rire toute seule.
Puis la langue française mourut brusquement avec la grand-mère. C’est ainsi que cela se passe, quand on n’a plus personne avec qui parler.
Le fil des souvenirs s’interrompit soudainement au moment où Paula franchit la porte, comme une tempête.
- Tu es prête ? Allons-y !
- Attends juste une minute, que je mette mon manteau. Quel temps fait-il dehors ?
- Brrrr… c’est la Sibérie. Prends également un bonnet, que maman Dina ne me gronde pas si tu prends froid. Je lui ai promis de faire attention à toi.
- Si tu te moques de moi, je n’irai nulle part.
- J’en suis certaine, dit Paula en éclatant de rire.
Dehors, un vent fort les accueillit. Paula n’avait pas trop exagéré. Le ciel pâle donnait l’impression qu’il allait pleuvoir sous peu. Lilian rassemblait sans cesse ses cheveux de la main. Ils lui rentraient dans les yeux, ondoyant tel un étendard sur sa gorge.
- Où allons-nous ? demanda t-elle au moment de fermer la porte à clé. Pas trop loin, car j’ai froid.
On commence par Ramat-Gan (* ville d’Israël). Aux grands magasins. L’autobus s’arrête justement là-bas. Parfois, il y a de jolies choses, et si on ne trouve rien là, on ira à Şenchin (* rue qui porte le nom d’une personnalité célèbre). On s’achètera certainement quelque chose.
- Je n’ai pas envie de perdre trop de temps pour une robe et le temps qu’il fait dehors n’invite pas à la promenade. Aux grands magasins, c’est une bonne idée. Il y a plusieurs boutiques dans le même endroit. Je verrai peut-être quelque chose d’abordable. Je ne suis pas riche côté argent. Je suis sûre que dans l’armoire, on aurait trouvé une toilette adéquate pour le Réveillon, mais toi et tes idées….
C’était la veille que Paula lui avait parlé de la fête chez Daniel, et surtout, qu’elles étaient invitées toutes les deux, elle s’était alors dépêchée d’ouvrir l’armoire d’un geste brusque. Elle avait écarté les cintres les uns après les autres, examinant les vêtements suspendus en ordre, les chemisiers, les deux paires de pantalons, la veste écossaise que se parents lui avaient rapportée d’Ecosse, puis elle avait serré les lèvres nerveusement, tandis que son regard exprimait un mécontentement manifeste.
- Tu ne peux pas mettre cela. Pas chez Daniel, et en aucun cas pour le Réveillon. Demain, nous irons acheter quelque chose pour t’habiller.
- Demain, je n’ai pas le temps.
- Je sais que demain, tu n’as pas de cours.
- Oui, c’est mon jour de ménage. J’ai un tas de choses à faire !
- Tu les feras après-demain ! lui dit Paula sans lui laisser le temps de réagir. Demain, nous irons ensemble choisir une toilette de fête. Si tu te figures que Hedera est Tel-Aviv, alors là, tu te trompes. Tu as besoin d’autre chose pour le réveillon. Et je suis sûre que tu ne t’es pas encore promenée parmi les magasins de Şenchin. C’est là que se trouve le vrai Tel-Aviv. Tu vois, c’est pour cela que tu n’aimes pas cette ville. Tu ne la connais pas. Tu dois lever le nez de tes livres, tu dois t’aérer plus. Laisse-moi faire, je me charge de tout.
- C’est bien ce qui me fait peur, dit Lilian en riant.
Les deux jeunes filles accordèrent leurs pas en cadence. Elles marchaient vite, collées l’une contre l’autre, se protégeant du vent. Dès qu’elles descendirent à la station, l’imposant bâtiment du complexe commercial surgit devant leurs yeux.
A la surprise de Paula, dès le premier magasin, une vitrine bien assortie à l’intérieur les fit s’arrêter. Lilian vit un chemisier en soie qui serait très bien assorti au pantalon en jeans à la maison. Mais quand elle voulut le montrer à Paula, celle-ci ne prit même pas la peine de le regarder. Elle continuait à scruter les étagères, et s’approcha finalement du rayon des robes. Elle les observa patiemment, sans pouvoir se décider. Soudain, sa main stoppa le présentoir rotatif. Une robe trois quarts, collante, couleur du vin de Bordeaux, au décolleté profond, attira son regard. Une fine rangée de perles bordait les manches et le bas, à la ceinture assortie comprenant plusieurs rangées du même genre qui marquait la taille. Paula l’examina en experte et ses yeux s’éclairèrent de plaisir. Elle se retourna vers Lilian en souriant :
- Voilà ! s’exclama t-elle enchantée, en inclinant la robe sous les yeux de son amie, comme si la jolie toilette faisait une révérence. C’est exactement ce que nous cherchons !
- Tu es folle ! Comment pourrai-je porter cela ?
- Tu vas l’essayer tout de suite, décréta Paula d’une voix catégorique. Et Lilian, comprenant que tout refus serait une perte de temps, se dirigea vers la cabine d’essayage.
Le modèle semblait avoir été coupé spécialement pour elle. La robe donnait de la couleur à ses joues, ses cheveux blonds contrastaient avec le bordeaux foncé, qui leur prêtait des reflets roux, et accentuait les traits fins de la jeune fille qui autrement étaient effacés.
- Tu es folle, complètement folle. Regarde-moi ce décolleté ! On peut presque voir mes seins. En même temps, elle devait reconnaître que la robe lui allait à merveille. Elle tournait devant le miroir, s’examinant avec soin, et souriait satisfaite, mais Paula avait cessé de faire attention à elle. Avec une expression de mépris total pour le manque de compétence de la part de Lilian en ce qui concernait la mode, elle se tourna ostensiblement vers le comptoir, mais non pas sans lui dire avant :
- C’est toi qui est folle !
Ensuite, ignorant son amie, elle s’adressa à la vendeuse d’une voix ferme :
- Nous la prenons ! mais tu dois nous faire une réduction, car nous sommes étudiantes.
Derrière le comptoir, la vendeuse sourit.
- C’est la dernière qui nous reste, alors je vous la fais à 50%.
- Bravo ! applaudit Paula. Je prévois un succès grandiose pour ce soir. Alors sois prête pour neuf heures. Je viendrai te chercher ! ce n’est pas loin de ton foyer, nous pourrons y aller à pied. Tu vas tous les rendre fous.
Que dire de plus, murmura Lilian, mais dans ses yeux brillait une petite lueur gaie.

*

A neuf heures précises, on frappa à la porte. Lilian courut ouvrir et resta un moment immobile sur le seuil, en regardant son amie avec une admiration manifeste. Paula avait une coiffure savante, ses cheveux ramassés au sommet de la tête dans une agrafe en argent, laissant échapper des boucles minces, sur les épaules, jusqu’à la taille, pareilles à une cascade éblouissante, noires, aux reflets bleus, dû à un spray ou à un shampoing spécial. « On dirait une éruption de pétrole » pensa la jeune fille. La robe longue en lamé l’avantageait. Par effet de contraste, elle éclairait son visage de gitane. Ses yeux brillaient tels des grains de café, sous les lourds cils maquillés d’argent. L’ensemble tout entier était du plus grand effet.
- Tu es inouïe ! s’exclama Lilian avec un sourire extasié.
- Crois-moi, tu n’es pas mal du tout toi non plus, répondit Paula à ce généreux compliment.
- Allons-y ! et bras dessus, bras dessous, elles passèrent ensemble la porte, blotties l’une contre l’autre, comme autrefois lorsqu’elles étaient enfants. Le vent s’était calmé, mais le ciel était noir comme le goudron.
- On dirait qu’il va neiger maintenant, dit Lilian en regardant le ciel
- Ce serait un véritable miracle de Nouvel-An. Mais il est plus vraisemblable que, dès que commencera la pluie, ma coiffure pour laquelle j’ai travaillé tout l’après-midi, ira au diable. Nous devons nous dépêcher. Ce n’est pas loin, juste là, après le coin, une villa à pergola, dissimulée entre les immeubles. Je ne comprends pas comment elle est restée intacte entre les géants qui l’entourent
- Du piston pour Monsieur Sobovici, dit Paula en articulant le nom avec emphase, accentuant chaque lettre.
A leur arrivée, la fête battait son plein. Quelques couples, filles et garçons, parlaient fort. Certains buvaient des boissons multicolores dans des verres à pied, d’autres suivaient le programme à la télévision. Seul un couple, lui très grand et elle mignonne, dansaient sur la parquet brillant, la dernière mode pour un salon.
- Le père de Daniel est un chirurgien renommé, lui souffla Paula, en remarquant son étonnement. Ils ont une maison… et elle émit un petit baiser admiratif avec ses lèvres. Viens que je te présente.
Les filles étaient assises sur un large canapé en cuir. Les garçons, en grappe, les secondaient de près. Ils riaient, gesticulaient, parlaient à voix haute, emplis de verve.
- Mimi, Rina, Sighi, Dona, Paul, Moran, Eli… Paula commença les présentations sans s’essoufler.
- Arrête, arrête ! s’écria Lilian, apeurée. Je ne peux pas me souvenir de tous ces noms. Et je ne peux pas non plus leur serrer la main à ce rythme.
Des éclats de rire emplirent la pièce et tous s’approchèrent des nouvelles venues. Lilian reconnut en son for intérieur que Paula n’avait pas exagéré quand elle lui avait décrit comment allait se dérouler la soirée. Le groupe était agréable, jeune, gai et beau.
Retirés dans un coin, à bonne distance des autres, installés dans deux fauteuils à dossier, qui les rendaient presque invisibles, Lilian aperçut deux jeunes, un couple qu’elle n’avait pas remarqué jusqu’alors. Ils semblaient être engagés dans une discussion contradictoire. Le visage du garçon, autant qu’on pouvait le voir, semblait sombre et mécontent, la fille gesticulait des deux bras, essayant de lui démontrer quelque chose. Paula se dirigea vers eux.
- Tu dois absolument les connaître, dit-elle, en saisissant fermement son bras. Viens avec moi !
Les jeunes filles contournèrent le canapé qui était sur leur chemin et s’arrêtèrent en face d’une splendide négresse. Son visage et ses mains d’ébène se détachaient sur le velours de la robe, rouge comme le feu.
- Mery-Lou, se présenta t-elle et sa voix résonna mélodieusement comme une musique. Sa tenue originale ressemblait à de l’eau coulant sur ses hanches, la drapant entièrement, avec un loulou embrassant les pointes de ses souliers, fait dans le même matériau que la robe. Lilian ne pouvait la quitter des yeux. Sa beauté, mais surtout son exotisme lui coupait le souffle. En voyant son expression ébouie, la jeune fille se mit à rire.
- tu ne t’attendais pas à rencontrer ici une négresse ! Je suis étudiante au conservatoire, en chant. Tu as entendu parler de la chorale « Hacuşim Haivrim din Dimona » ? (* les juifs noirs de Dimona, petit village d’Israël) Mes parents chantent dans cette formation, moi je suis venue à Tel-Aviv pour étudier la musique. Lui, c’est Vardi, mon ami, en désignant le garçon avec lequel elle semblait, seulement une minute auparavant, avoir une importante querelle. Il est étudiant en psychologie…et docteur en philosophie, ajouta t-elle ironiquement. « Le professeur connaît tout », sourit-elle, en persiflant. Un jeune homme d’au moins un mètre quatre-vingt-dix se leva du fauteuil et les prisme en cristal du lustre se mirent à s’agiter. Les cheveux coupés très courts, presque rasés, le front haut, les yeux enfoncés dans les orbites sous d’épais sourcils noirs, il ressemblait à un oiseau rare dans ce groupe de joyeux fêtards. Lilian fut immédiatement conquise lorsqu’il s’inclina cérémonieusement vers elle et lui baisa la main. Surprise par son geste, elle resta sans voix. Paula se mit à rire de tout son coeur .
- J’en étais sûre, mais ne te fies pas aux apparences ! Il fait cela avec toutes les filles qu’il veut séduire. C’est pourquoi on l’a surnommé « le gentleman ». Il est dans le pays depuis cinq ans, mais il ne s’est pas encore corrigé de ses habitudes qu’il a rapportées de chez lui, en Roumanie. Pour le reste, il est supportable, quand Mary-Lou ne l’énerve pas outre-mesure.
La négresse sourit. Elle prit la main de Lilian et l’étudia attentivement.
- Tu as de longs doigts….tu joues du piano ? Sans attendre la réponse, elle serra sa paume gelée entre ses mains chaudes, comme si elle avait voulu lui transmettre un signal, créer un lien. Etonnée, Lilian restait figée, les yeux rivés sur la négresse. Comme si une force étrange l’immobilisait. Mary-Lou leva sa main vers la lumière, la paume vers le haut. Concentrée, elle regarda les lignes inscrites, en suivit le tracé de son ongle rouge phosphorescent, s’arrêtant chaque fois à chaque intersection. Un sourire énigmatique se dessinait au fur et à mesure au coin de ses lèvres, tandis ses sourcils se soulevaient à force de regarder.
- Fascinant ! s’écria t-elle finalement. Fascinant. Regarde ! L’amour. Ici, à minuit. Et elle continua sur un ton pathétique : « A minuit, l’amour ! »
Lilian regardait elle aussi consternée la paume de sa main, tout en suivant l’ongle de la négresse qui l’effleurait de sa pointe aiguisée.
- Où vois-tu cela ? demanda t-elle surexcitée, comprenant après coup combien sa question était stupide. Mery-Lou rit, d’un rire cristallin.
- Ha ha ! Paula pouffa de rire joyeusement. Elle t’a prédit quelque chose d’extraordinaire à toi aussi ? Je le vois à ton expression hébétée. Elle aime épater. Ne t’en fais pas, ma chérie ! Les prédictions de Mary-Lou ne se réalisent jamais. Maintenant que nous avons fait connaissance, buvons en l’honneur de la Nouvelle Année. En une minute, une coupe en cristal remplie d’un liquide vert transparent se retrouva dans ses mains. Paula l’offrit à Lilian.
- J’espère que cela te plaira. Goûte !
- Si c’est aussi bon que c’est beau, s’exclama Lilian, surprise par cette couleur d’une pureté rare, je ne vais pas me faire prier. On dirait de l’émeraude véritable.
- C’est un cocktail à base de pisang, une liqueur verte très douce que l’on ajoute dans les boissons pour leur donner de la couleur, lui expliqua Paula, experte en la matière.
- Ce n’est pas mal, reconnut Paula, pas mal du tout !
Avec indifférence, elle entra dans le rythme. Elle se laissa entraîner dans les discussions. Elle apprit, ainsi, que Paul est étudiant en architecture et qu’il est l’ami de Dona, que Sighi a essayé par deux fois d’entrer en Médecine, mais que finalement elle avait renoncé, et qu’elle travaillait maintenant comme éducatrice dans une maternelle, mais qu’elle essaiera encore une fois l’année prochaine, que Mimi est mannequin, et en même temps, étudiante en Droit. Moran, qui lui semblait avoir la meilleure allure parmi tous les garçons, était encore à l’armée.
- Il est seul dans le pays, lui chuchota Paula. Sa famille est partie au Canada. Il est libre. Tu peux tenter ta chance.
- Garde-le pour toi, riposta t-elle furibonde du ton insinuant de son amie. Tu aimes peut-être les uniformes. Et Lilian sourit malicieusement, contente de n’être pas en dette. Elle se sentait étourdie. Il faisait terriblement chaud dans le salon.
- Vous savez que Daniel nous a préparé une surprise à minuit ? s’exclama soudain Vardi.
- Quelle surprise ? s’écrièrent-ils tous d’une seule voix.
- Cela, je ne le sais pas moi même. Mais j’ai pensé que si nous lui demandions, il nous le dirait peut-être plus vite. Quant à moi, je n’ai plus de patience. Les surprises de Daniel sont toujours « super » !
- Nous voulons la surprise ! Nous voulons la surprise ! commencèrent-ils à scander, tandis que Vardi dirigeait des deux mains la chorale improvisée ad-hoc.
- De toutes façons, il n’y a plus longtemps à attendre, dit Paula en regardant sa montre. Il était minuit moins la quart.
Daniel apparut avec un nouveau plateau, chargé de sandwichs.
- Nous voulons la surprise ! Nous voulons la surprise , la surprise, la surprise. Ils se jetèrent sur lui, le renversant presque.
- Si vous m’étouffez, adieu la surprise, cria t-il hors d’haleine, se débattant pour échapper à ceux qui l’enserraient. Je me rends.
Il se dirigea vers le tiroir aux cassettes et en choisit une cachée par derrière. Radieux, il la présenta tel un trophée au-dessus de sa tête.
- Le mur. J’ai la cassette originale. Papa l’a reçue d’un patient.
- Hourrah ! un vrai cadeau pour le Nouvel An, lui répondit immédiatement le chœur de voix.
Le Mur, le succès musical du Mur de Berlin. Tous avaient entendu parler de l’événement et écouté ses chansons à la radio. C’était le plus récent et le meilleur dessin animé, selon l’avis des spécialistes. Les chansons étaient devenues des hits en une nuit. L’une des causes du rapide succès fut, bien évidemment, le sujet brûlant d’actualité : Le mur qui séparait Berlin depuis près d’un demi-siècle. Quelqu’un avait osé le toucher, le détruire de ses notes. Quelqu’un, un compositeur talentueux et courageux, avait osé affronter ainsi le communisme. Le compositeur s’appelait Pink Floyd. Dans le salon, le silence se fit. Daniel essaya de prolonger les préparatifs, mais une personne éteignit la lumière et mit en marche l’appareil. On ne pouvait plus arrêter le film.
- Nous devrons faire une pause juste à minuit, dit-il d’une voix contrariée. Allons, vous êtes impossibles !
- Silence ! toi, tu t’en fiches ! tu l’as déjà vu, dit une voix venant de l’obscurité.
A la télévision, apparurent les briques rouges, étanches, sans fissures – le mur. Le symbole de la dictature, d’une ténébreuse époque, occupait l’écran tout entier, donnant l’impression de déborder. Il donnait l’impression de rester là mille ans. La musique emplissait la pièce, se dilatait, triomphait. Tous regardaient, fascinés. Lilian laissa tomber son bras librement sur le canapé. Elle était sous le charme, captivée. Un léger frôlement, une autre main se superpose, sans qu’elle s’en aperçoive, sur ses doigts qui battaient la mesure inconsciemment. Elle tressaillit et tenta de voir qui se trouvait auprès d’elle, essayant de distinguer le visage dans la semi pénombre du salon. Elle ne voyait pas bien. Rien que la barbe et une paire de lunettes où les scintillements de l’écran de télévision se reflétaient dans les verres. D’où pouvait-il bien sortir et depuis quand était-il là à côté d’elle ? Elle se souvenait que la place était libre, mais, il se pouvait que…. transportée par la musique, elle n’eût pas observé.
- On se connaît tous les deux ? demanda t-elle à voix basse. Je ne crois pas t’avoir vu auparavant. Où étais-tu ?
- J’ai dormi… je suis Mihael, le frère aîné de Daniel. Mais tu peux me dire Micky. Tout le monde m’appelle ainsi.
- Moi, je suis Lilian. Je ne t’ai pas donné la main à ce que je vois, sourit la jeune fille. Je suis désolée que tout notre vacarme t’ait réveillé.
Comme s’il ne l’avait pas entendue, il continua :
- De toutes façons, je devais me réveiller. Il est juste minuit. C’est dommage de dormir à minuit pour la Nouvelle Année. Tu es nouvelle dans ce groupe, n’est-ce pas ? Sinon, je t’aurais rencontrée chez nous. Je connais tous les amis de Daniel.
- Tu as raison. Je n’habite à Tel-Aviv que depuis trois mois, j’étudie la médecine.
- Médecine… la médecine est une science très difficile. L’être humain, son organisme, sont si imprévisibles. Et cela te plaît ?
- Pour l’instant, je ne sais pas. C’est trop tôt. La ville ne me plaît pas. Trop de bruit, trop d’agitation. Elle me fait peur.
Mihael rit doucement.
- Tu as besoin d’un bon guide. Tu t’es promenée à Iafo, au bord de la mer, dans le port, parmi les bateaux, tout en haut sur la digue ? Je t’emmènerai avec moi … un jour.
Sa voix lui parvenait étouffée, comme de très loin, elle ressemblait plutôt à un murmure dont elle essayait de deviner le sens. Lilian aurait voulu suivre le film, mais la présence du jeune homme l’en empêchait. C’était étrange la manière dont il était apparu là, sur le canapé, à côté d’elle, sans qu’elle s’en rendît compte, lui prenant la main entre les siennes, comme de vieux amis. Un visage inconnu, juste un simple contour, avec des lunettes et une barbe.
- Hé, vous là-bas, dit une voix dans l’obscurité, faites silence. Vous aurez le temps de parler après la fin de la cassette.
Le garçon se tut. Lilian rougit et essaya de retirer sa main, mais il la retint.
- Bonne Année ! La voix de Daniel résonna brusquement quand, pile à minuit, l’horloge se mit à compter les coups, ponctuant sonorement les premiers instants du nouvel an. Il éteignit la télévision et le salon baigna dans l’obscurité.
- Bonne Année ! crièrent-ils tous en chœur.
On se cherchait les uns les autres, à tâtons, on s’embrassait pêle-mêle, on se serrait les mains. Lilian sentait les joues lui brûler. Soudain, la barbe de Mihael lui toucha le visage et ses lèvres s’approchèrent des siennes. Ce fut un baiser, ou seulement son imagination ? Car personne parmi tous ceux qui étaient présents ne portait la barbe.
Les verres se choquaient avec enthousiasme, quand un bruit de verre cassé interrompit l’agitation.
- Les noces suivront, lança quelqu’un, et la lumière s’alluma immédiatement. Daniel apporta un balai pour ramasser les débris, pendant que Lilian regardait hébétée les morceaux de verre, restes de son verre à elle. Une tache verdâtre grandissait sur le parquet, à ses pieds, goutte à goutte, menaçant de salir ses souliers.
- Laisse, laisse, ce n’est rien ! disait son hôte en essayant de la rassurer .
Lilian bredouilla une excuse pour toute réponse, cherchant Mihael des yeux. Elle aurait souhaité le voir maintenant, dans la lumière brillante du salon, mais le jeune homme était introuvable. « on croirait que j’ai rêvé. C’est bizarre comme il a disparu ainsi, tout d’un coup. » Cette pensée resta suspendue dans son esprit comme une question sans réponse. Quelques minutes plus tard, l’incident était oublié. Tous retournèrent impatiemment voir le film.
Pour Lilian, le mirage avait disparu.
Enfin, la cassette se termina. Il y eut un moment de silence. Et brusquement, tout le monde se mit à parler à la fois, chacun voulant se faire entendre.
- Magnifique !
- Splendide !
- Terrible !
Les commentaires ne tarissaient pas.
- Les amis ! demain, nous avons cours. Que peut-on faire si ici, en Israël, on ne reconnaît pas officiellement le Réveillon ? cria Vardi, en essayant de couvrir le vacarme. Nous vous quittons, et il prit le bras de Mery-Lou.
- Nous parton nous aussi, dit Paula.
Daniel apporta les manteaux, et tous se pressèrent alors pour s’habiller. Mihael s’était fait invisible. Lilian le cherchait du regard, infatigable, lorsque Paula la prit par la main.
- Tu viens à la fin ? Où es-tu donc restée, les yeux fixés sur le mur ?
Gênée, la jeune fille prit son manteau et se dépêcha vers la sortie. L’air frais lui rafraîchit les esprits. Elle se turent un moment, puis Paula bailla en regardant sa montre.
- Il est tard. Je ne suis jamais restée autant. Mais la cassette, tu dois le reconnaître aussi, fut formidable. Dis quelque chose ! Pourquoi restes-tu ainsi, silencieuse ?
- Hé, que veux-tu que je dise ? Ce fut vraiment formidable.
- Et, qui as-tu le plus apprécié dans le groupe ? Pourquoi, mon Dieu, dois-je te tirer les mots de la bouche ? demanda encore Paula. On dirait que tu dors tout debout. A quoi songes-tu ? Ou plutôt, à qui ? Sa voix se chargea d’insinuation.
- A Mihael, répondit promptement Lilian. Je ne l’ai pas vu au moment de partir.
- Quel Mihael ? Tu as rêvé ? Il n’y avait personne de ce nom
- Tu ne l’as peut-être pas vu. Il est resté peu de temps. Mihael, le frère de Daniel.
Paula s’arrêta en chemin. Elle resta un moment immobile, puis elle prit Lilian par le manteau, la secouant avec force.
- De quelle bêtise parles-tu ? De quel Mihael parles-tu, et depuis quand le connais-tu, je te le demande ! ensuite, comme s’il lui venait une nouvelle idée, elle s’écria, presqu’en la rabrouant : Veux-tu me dire comment il est ?
Intriguée par la réaction complètement inattendue de son amie, Lilian bredouilla dans un murmure :
- Eh bien, il faisait sombre parce que nous regardions la télévision, mais je peux te dire qu’il a la barbe et qu’il porte des lunettes.
- Tu es folle, Lilian, tu m’entends ? Complètement folle. Il est impossible qu’il eût été là. Tu comprends ? Impossible !
- Non, je ne comprends pas. Pourquoi est-ce si impossible ? Je lui ai parlé, nous avons… et Lilian s’arrêta brusquement. Elle avait été sur le point de laisser échapper ce court moment, qui n’appartenait qu’à eux, ce baiser, telle une promesse.
Elle atteignirent la porte du foyer, lorsque Paula brisa le silence.
- Je ne sais pas ce qui est arrivé cette nuit. Je n’ai pas d’explication. Daniel a vraiment un frère aîné. Il y a six mois, ou peut-être un peu plus, il a été victime d’un accident de voiture. Il a été conduit à l’hôpital dans le coma. Il n’en est jamais sorti. Le père de Daniel n’a plus opéré depuis des mois. Il ne pouvait plus. Ses mains tremblaient. Les docteurs ne lui ont donné aucun espoir. Le garçon était relié à des appareils, c’est ce qui l’a maintenu en vie. Daniel m’a avoué que si Mihael avait pu parler, sans aucun doute, il aurait choisi d’en finir. Mais ses parents… ils n’ont rien voulu entendre. Ils vont à l’hôpital chaque jour. Ils y restent pendant des heures, ils lui lisent des livres, lui passent de la musique, lui parlent. Un psychiatre de la clinique assure que Mihael pourrait entendre. Et toi, maintenant, tu viens avec cette histoire incroyable. Que veux-tu que je te dise ?
Lilian leva les yeux vers le ciel maintenant étoilé.
- Ce matin était si nuageux… on aurait dit qu’il allait pleuvoir, et maintenant, regarde comme la nuit est belle. Elle soupira puis déposa un léger baiser sur la joue de son amie. Bonne Année, Lilian ! Je te souhaite beaucoup de succès à la faculté !
Dans la chambre du foyer, il faisait froid. Lilian aurait voulu dormir, mais elle n’y parvenait pas. Elle tournait et retournait dans son esprit les évènements de la soirée. Elle revoyait pour la centième fois, la séquence de la télévision. Comment peut-on rêver d’un homme que l’on ne connaît pas et dont on n’a jamais entendu parler dans sa vie ?
Combien de temps s’était-il écoulé ? Peut-être s’était-elle assoupie malgré tout. La mélodie du téléphone brisa le silence de la pièce, la faisant tressaillir.
Dans le récepteur, la voix de Paula résonna, différente de l’habitude.
- Cette nuit, Mihael est sorti du coma. A minuit. Tu entends ?
Lilian ne l’entendait plus. Seuls les mots. Les seuls mots magiques…. « A minuit, l’amour ».




(Traduction et version française : Clava Ghirca, Nicole Pottier.)

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